La réécriture entre tradition et innovation -le Corbeau et le renard, les Obsèques de la lionne, la Laitière et le pot de lait, le Curé et le mort
Réécriture entre tradition et innovation autour d'une fable, le corbeau et le renard, Esope et La Fontaine. Les obsèques de la lionne. La Laitière et le pot de lait
Le corbeau et le renard d'Esope à La Fontaine
LE CORBEAU ET LE RENARD
Un corbeau, ayant volé un morceau de viande, s’était perché sur un arbre. Un renard l’aperçut, et, voulant se rendre maître de la viande, se posta devant lui et loua ses proportions élégantes et sa beauté, ajoutant que nul n’était mieux fait que lui pour être le roi des oiseaux, et qu’il le serait devenu sûrement, s’il avait de la voix. Le corbeau, voulant lui montrer que la voix non plus ne lui manquait pas, lâcha la viande et poussa de grands cris. Le renard se précipita et, saisissant le morceau, dit : « Ô corbeau, si tu avais aussi du jugement, il ne te manquerait rien pour devenir le roi des oiseaux. »
Cette fable est une leçon pour les sots.
Esope
Le corbeau et le renard, fable de La Fontaine
LE CORBEAU ET LE RENARD
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Hé ! bonjour, monsieur du corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et, pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Les modifications introduites par La Fontaine
Le corbeau et le renard : Phèdre et Esope
Ésope,
« Le Corbeau et le Renard »
Phèdre,
« Le Corbeau et le Renard »
Les modifications introduites par La Fontaine
– ellipse sur les circonstances du larcin ;
– large place accordée au style direct qui anime le
récit ;
– longue tirade élogieuse du renard, maître ès langage
(6 vers, soit le tiers de la fable) ;
– développement de la morale (plus de 3 vers), celle-ci est
énoncée par le renard, le fabuliste se tenant en retrait ;
– modification du contenu de la morale, celle-ci est une
mise en garde à l’encontre des flatteurs, absente chez
Ésope, mentionnée au début de la version de Phèdre ;
– La Fontaine termine sa fable sur les regrets du corbeau
qui tire la leçon de l’aventure ;
– la versification et la variété des types de vers employés
(décasyllabes, octosyllabes, alexandrins pour marquer
l’apogée de l’éloge) ;
– registre humoristique, fantaisie qui tranche avec le
sérieux des fabulistes antiques.
Réécriture autour des fables : avatars et détournements - Les Obsèques de la lionne
La femme du Lion mourut :
Aussitôt chacun accourut
Pour s’acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolations,
Qui sont surcroît d’affliction.
Il fit avertir sa Province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s’y trouva.
Le Prince aux cris s’abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n’ont point d’autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au Prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,
Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon
, peuple singe du maître,
On dirait qu’un esprit anime mille corps:
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire,
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait : la Reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref, il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire,
Et soutint qu’il l’avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi Lion:
Mais ce Cerf n’avait pas accoutumé de lire
Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix !
Nous n’appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles; venez, Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes
Le Cerf reprit alors : Sire, le temps des pleurs
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d’ici m’est apparue,
Et je l’ai d’abord reconnue.
Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes.
Aux Champs Élyséens j’ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J’y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose,
Qu’on se mit à crier : Miracle, apothéose !
Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges :
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l’appât, vous serez leur ami.
— Jean de La Fontaine, Fables de La Fontaine, Les Obsèques de la lionne
La fable : séquence la " réécriture"
La fable : argumenter
Tradition et innovation
La Fontaine,
« Les Obsèques de la Lionne »
1. Un schéma classique
Ce schéma est le suivant :
– un récit aux étapes bien marquées, suivi d’une morale ;
– les 16 premiers vers plantent avec vivacité le décor
(octosyllabes, sauf vers 44 et 8, succession de passés
simples, nombreux enjambements) : la mort de la
lionne, l’annonce des obsèques, le chagrin de commande
de la cour ;
– le vers 17 interrompt le récit à la faveur d’un « je »
qui marque l’intervention du fabuliste. Celui-ci se lance
dans une série de considérations au présent de vérité
générale sur les travers de la cour et des courtisans ;
– le vers 24 met fin à cette digression de façon brutale
(vers 24, 25) : La Fontaine reprend son récit, mené à
la troisième personne jusqu’au vers 32 pour évoquer
l’attitude du cerf et la dénonciation dont il est l’objet
de la part d’un « flatteur » ;
– s’ensuit (vers 33 à 3 une nouvelle étape du récit, avec
la tirade du lion rapportée au discours direct : le drame
se met en place, le lion prononce la condamnation du
cerf et appelle au lynchage : les 3 octosyllabes ponctués
de 3 impératifs qui terminent son discours contribuent
à dramatiser le récit ;
– vers 39-49 : réplique, au style direct, du cerf, dans
laquelle est enchâssée la prosopopée de la lionne. On
notera l’habileté de la construction polyphonique ;
– la chute, brève (2 vers et demi), est marquée par le
retour au récit entrecoupé des cris de la cour : le cerf a
renversé la situation à son profit, l’effet de son discours
est immédiat (« à peine »).
2. Les interventions du narrateur
Elles sont nombreuses :
– adresse au lecteur pris à témoin de la servilité des
courtisans au vers 11 ;
– précision humoristique du vers 14 ;
– considération critique sur la cour menée à la première
personne des vers 16 à 23 ;
– retour au récit qui met fin à la digression (v. 24) ;
– précision pour expliquer l’attitude du cerf (v. 25 à 27) ;
– considération humoristique au présent sur la colère
royale et l’ignorance du cerf, rapprochement ironique
du lion et de Salomon, le lion ne passant pas pour un
modèle de justice comme le roi biblique !
3. L’attitude du roi
– un roi autoritaire qui convoque ses courtisans et règle
les moindres détails (vers 6 à 10) ;
– un roi au chagrin affecté et exagéré (hyperbole des
vers 12, 13), à la colère « terrible », qui affiche son
arrogance et son mépris à l’égard du « chétif hôte des
bois » (v. 33), l’adjectif rappelant la vulnérabilité du
cerf, qui a déjà eu maille à partir avec la lionne ;
– un monarque qui condamne sur une simple délation ;
– un roi cruel : allusion au châtiment à travers la
mention des « sacrés ongles » (v. 36) ;
– l’adjectif et l’antithèse « membres profanes »/« sacrés
ongles » rappellent le caractère sacré du monarque de
droit divin, allusion claire à la monarchie française ;
– un roi sensible à la flatterie qui récompense ceux qui
s’y livrent (vers 51).
4. Les courtisans
Désignés par l’adjectif indéfini « chacun » (v. 2 et
11), par le pronom personnel « on » (v. 49, 50), les
courtisans n’ont pas d’individualité propre, mais sont
fondus dans l’anonymat collectif (« les gens », v. 17 et
23, ou la répétition du mot « peuple », v. 21, qui prend
ici une nuance péjorative). Il faut attendre le vers 16
pour que La Fontaine laisse éclater son mépris à leur
égard (emploi ironique de la formule « Messieurs les
courtisans », avec une majuscule emphatique). Le
terme « pays » qui désigne la cour (v. 17) introduit une
distance géographique, La Fontaine se fait ethnographe
(La Bruyère s’en souviendra), la cour est un monde
à part, aux moeurs étranges. Le fabuliste dénonce
la servilité de ces derniers dès le vers 2 (l’adverbe
« aussitôt » souligne leur empressement obséquieux).
La charge se fait plus dure avec le vers 21 à la faveur
d’une double animalisation caractéristique de la satire :
le courtisan est traité de « caméléon », puis de « singe ».
La reprise de « peuple » traduit la colère, l’indignation
de La Fontaine.
L’accusation est double : l’homme de cour est
changeant, oscillant au gré des caprices du prince, comme
le souligne la double antithèse du vers 18 renforcée par
le chiasme, « prêts à tout, à tout indifférents ». L’idée est
bien mise encore en valeur par le rythme irrégulier et
sautillant : 1/2/3/2/4. Le courtisan change d’attitude à
vue. Le but est de plaire, il ne s’agit pas d’être soi-même
mais d’être « ce qu’il plaît au Prince ».
Autre travers : l’hypocrisie, dénoncée au vers 20
avec l’emploi du verbe « parêtre » à la fin du vers et la
rime riche, anti-sémantique « être »/« parêtre ». Nulle
sincérité chez le courtisan qui vient s’acquitter d’une
formalité (v. 4 et 5), on notera le passage à l’alexandrin
et les deux diérèses à la rime (« consolation »/
« affliction »). « On dirait » (v. 22) introduit une
comparaison puis une métaphore, au vers suivant,
qui parachèvent la métamorphose des courtisans qui
sont progressivement déshumanisés, passant de l’état
de « corps » opposé à « esprit » à celui de « simples
ressorts ». La cour devient un gigantesque mécanisme
dont le courtisan est un rouage, une pièce agie de
l’extérieur.
5. Le discours du cerf
Ce discours du cerf est habilement composé en trois
temps : un vers et demi exhortant le lion à apaiser son
chagrin en forme de « captatio benevolentiae » ; puis
l’explication, amorcée par le récit (« narratio ») d’une
vision merveilleuse introduite par une périphrase
flatteuse et noble. On notera la manière dont le cerf se
met à son avantage (« m’ » rejeté en fin de vers, faisant
de l’animal le témoin élu par la lionne), la reprise en
chiasme (« votre digne moitié »/« m’ »/« je »/« l’ ») qui
souligne le lien privilégié entre les deux protagonistes,
le cerf se prétend qualifié d’« ami » par la lionne qui le
tutoie dans les vers suivants.
Le vers 43 est à double sens : il met en valeur le
courtisan aux yeux du lion, mais est également empreint
d’une cruelle ironie (le cerf a un vieux compte à solder,
v. 26-27) et peaufine sa vengeance. À partir du vers 44,
le cerf utilisant une prosopopée, rapporte les propos de
la reine. Celle-ci apparaît satisfaite de son sort (v. 46),
comblée (puisque devenue une sainte). Le discours de la
lionne s’achève sur une coquetterie en forme de pointe.
Le cerf utilise donc un argument d’autorité pour excuser
le fait qu’il n’ait pas compati à la douleur du lion.
6. Une tonalité satirique
La satire est rendue explicite par les multiples
interventions du fabuliste, qui laisse éclater son mépris
et son indignation en recourant à la première personne
(v. 16 à 23), aux procédés caractéristiques de la satire :
animalisation des courtisans (« rugir », « peuple
caméléon », « peuple singe »), cruauté de la lionne
vers 27), lexique moral dépréciatif (« prêts à tout »,
« indifférents », « un flatteur »).
7. Les innovations de La Fontaine
On notera la grande similitude entre les deux
versions. La Fontaine pratique ici l’imitation caractéristique
du classicisme. Mais on relèvera les nombreux
enrichissements apportés par le fabuliste ; « mon
imitation n’est pas un esclavage », dira La Fontaine :
interventions du narrateur, importance accordée au
style direct qui anime le récit (discours du roi, cris
des courtisans), anthropomorphisme, rôle accru
des courtisans qui n’apparaissent qu’une fois chez
Abstémius (au début) et sont qualifiés seulement de
« quadrupèdes ». La morale de La Fontaine infléchit la
portée de la fable : chez Abstémius, il s’agit d’un conseil
de prudence, d’une mise en garde afin de se prémunir
des puissants. Le mensonge est excusé (« honnête
excuse »). La Fontaine déplace le centre de gravité de
la morale en portant l’accent sur la satire de la figure
royale sensible à la flatterie et versatile. La satire des
courtisans occupe chez ce dernier une place majeure,
à la différence d’Abstémius qui n’y fait qu’allusion et
gomme l’intervention du « flatteur ».
Fables de La Fontaine, La Laitière et le pot au lait
Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent ;
Achetait un cent d’ œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable :
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La Dame de ces biens, quittant d’un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari,
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l' appela le « Pot au lait ».
Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes ;
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On m’élit Roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.
— Jean de La Fontaine, Fables de La Fontaine, La Laitière et le pot au lait
« La Laitière et le Pot au lait »
1. La fable se décompose en deux temps
fortement
marqués : le récit proprement dit (les 29 premiers
vers), une morale longuement développée (14 vers).
Le récit est construit comme un petit drame, comporte
trois actes et un bref épilogue de deux vers.
Vers 1 à 11 : présentation de Perrette (un portrait à
l’imparfait brosse son apparence vestimentaire, le mobile
de son voyage et ses pensées à compter du vers .
Vers 12 à 21 : on passe de la description du personnage
au discours direct qui restitue, dans un monologue
intérieur, les rêves d’enrichissement de Perrette.
Vers 22 à 27 : retour au récit avec le présent de
narration pour conter la chute de la laitière et son retour.
C’est le troisième acte de ce petit drame campagnard.
Deux vers (28 et 29) évoquent au passé simple le
passage de l’événement à son immortalisation en farce.
2. La rêverie de Perrette est amorcée au vers 8,
lelecteur y entre progressivement par le truchement
d’un narrateur omniscient, qui décrit les pensées de
l’héroïne. Celle-ci, en paysanne avisée et ambitieuse,
fait déjà ses comptes. La progression de la rêverie est
triplement marquée :
– par le passage au style direct qui introduit le lecteur
dans le monologue intérieur de Perrette ;
– lexicalement par les transformations successives du
produit de la vente du lait : argent, cent d’oeufs, triple
couvée qui donne naissance aux poulets, lesquels
revendus permettront l’achat d’un cochon qui, une fois
revendu, permettra d’acheter une vache et son veau ;
– par les temps verbaux : la rêverie commence au
présent (« il m’est facile », v. 12) qui l’actualise ; avec
le futur « coûtera » (v. 16), la jeune femme se projette
dans l’avenir ; l’imparfait du vers suivant et le passé
simple (« quand je l’eus », v. 17) reflètent la confusion
de l’imaginaire et du réel, le porc est devenu réalité, les
trois futurs qui suivent (« j’aurai », « m’empêchera »,
« verrai », v. 18-20) ont ici valeur de certitude et reflètent
l’assurance du personnage qui balaie tous les obstacles.
L’emploi de « verrai » marque ainsi le point culminant
de l’illusion et conduit Perrette à mimer physiquement
les gambades du veau (reprise du verbe « sauter », v. 21-
22, pour l’animal et la jeune femme).
3. La tonalité dominante est ici l’humour teinté d’ironie.
Le mot « farce » (v. 2 renvoie le récit au registre du
comique. Tout concourt ici à tonalité humoristique :
– le rythme allègre des premiers vers reflète l’entrain
du personnage : alternance de l’alexandrin et de
l’octosyllabe, alexandrins coupés à l’hémistiche qui
miment le pas vif de Perrette et son impatience (1, 3,
4, 5), tout comme les octosyllabes eux-mêmes répartis
selon un rythme 4/4. La rapidité de ses calculs, l’envol
de l’imagination sont suggérés encore par le rythme
6/6 des vers 9 à 11 ;
– l’alacrité de ce début est soulignée par le lexique qui
décrit la hâte de la laitière : « allait à grands pas » (v. 4),
« agile » (v. 5), « diligent » (v. 11), l’adverbe « déjà »
(v. est une trace d’ironie à l’égard de la jeune femme
qui vend la peau de l’ours avant de l’avoir tué. On
remarquera l’utilisation progressive de l’alexandrin
dans le monologue qui accompagne l’envolée du rêve,
la perte de contact avec le réel et le contraste brutal avec
la réalité marqué par les octosyllabes des vers 25 à 29 ;
– « Prétendait » (v. 3) dénonce ironiquement l’illusion
du personnage ;
– les termes désignant la laitière : le prénom, courant à
l’époque de La Fontaine (c’est en outre un aphoristique
familier qui installe une proximité avec le personnage),
le possessif « notre » (v. 7) employé par le narrateur pour
désigner son personnage, la périphrase emphatique,
amusante, « la dame de ces biens » (v. 24), et la chute
(« en grand danger d’être battue », v. 27) relève de la
farce ;
– on notera l’énumération célèbre, devenue quasi
proverbiale du vers 23, qui reprend en sens inverse les
étapes successives du rêve et ramène ironiquement
Perrette à son point de départ.
Le Curé et le Mort, La Fontaine. Réécriture autour des fables : avatars et détournements
Le Curé et le Mort
Un mort s'en allait tristement
S'emparer de son dernier gîte ;
Un Curé s'en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
Notre défunt était en carrosse porté,
Bien et dûment empaqueté,
Et vêtu d'une robe, hélas ! qu'on nomme bière,
Robe d'hiver, robe d'été,
Que les morts ne dépouillent guère.
Le Pasteur était à côté,
Et récitait à l'ordinaire
Maintes dévotes oraisons,
Et des psaumes et des leçons,
Et des versets et des répons :
Monsieur le Mort, laissez-nous faire,
On vous en donnera de toutes les façons ;
Il ne s'agit que du salaire.
Messire Jean Chouart couvait des yeux son mort,
Comme si l'on eût dû lui ravir ce trésor,
Et des regards semblait lui dire :
Monsieur le Mort, j'aurai de vous
Tant en argent, et tant en cire,
Et tant en autres menus coûts.
Il fondait là-dessus l'achat d'une feuillette
Du meilleur vin des environs ;
Certaine nièce assez propette
Et sa chambrière Pâquette
Devaient voir des cotillons.
Sur cette agréable pensée
Un heurt survient, adieu le char.
Voilà Messire Jean Chouart
Qui du choc de son mort a la tête cassée :
Le Paroissien en plomb entraîne son Pasteur ;
Notre Curé suit son Seigneur ;
Tous deux s'en vont de compagnie.
Proprement toute notre vie ;
Est le curé Chouart, qui sur son mort comptait,
Et la fable du Pot au lait.
Jean de La Fontaine
Réécriture autour des fables : avatars et détournements
« Le Curé et le Mort »
Comme dans la fable précédente, une composition
classique avec d’abord le récit, puis une brève morale
de trois vers. Le récit proprement dit comporte trois
étapes, c’est un petit drame en trois actes :
– d’abord, du début au vers 14, la présentation des
personnages et de la situation, un convoi funèbre.
Description conduite à l’imparfait ;
– puis, passage au discours direct, entrecoupé de brefs
fragments de récit (vers 18 à 20 et 24, 25) qui introduit
le lecteur dans les pensées surprenantes d’un curé
attaché aux biens de ce monde ;
– le vers 29 amène le dénouement, le présent souligne
la rupture (« un heurt survient », v. 30) et la rapidité
du drame mis en relief par les verbes de mouvement
(« entraîne », v. 33, « suit », v. 34, « s’en vont », v. 35).
Ironiquement, le fabuliste oppose puis lie le sort de ses
deux personnages. D’abord, par la construction :
– les quatorze premiers vers alternent en effet
évocation du mort, évocation du curé en soulignant
le contraste (les deux premiers vers évoquent le mort,
les deux suivants le curé ; si la reprise de « s’en allait »
rapproche les deux personnages, la rime « tristement »/
« gaiement » les oppose) ;
– cinq vers ensuite décrivent le mort dans son
cercueil ;
– les cinq vers suivants, le curé qui égrène ses prières.
Tous deux sont dans le même carrosse (« le Pasteur
était à côté », v. 10). Avec le vers 33, les rôles s’inversent,
cette fois c’est le mort qui emmène le curé et tous deux
sont réunis dans le dernier vers, réunion soulignée
par la redondance « tous deux », « de compagnie ».
On notera le chiasme des vers 33 et 34 et la rime
« pasteur »/« seigneur », qui montre que leur destin est
indissolublement lié. « S’en vont » fait écho au verbe
« s’en allait » dans les deux premiers vers mais cette
fois le verbe a changé de sens, passant du propre au
figuré à la faveur d’un euphémisme qui désigne la mort.
La précision sur la cause de la mort du prêtre (v. 32)
apparaît comme une revanche du mort.
Une satire ironique du clergé
est présente dès le début : empressement du curé
(« au plus vite », v. 4),gaieté déplacée qui témoigne de
l’indifférence routinière
de ce dernier, prières expédiées machinalement
comme le suggère l’énumération de celles-ci (v. 12-
14) et la répétition de « et », le curé reste extérieur
à l’événement, c’est pour lui un simple travail, une
corvée « ordinaire ». L’emploi de « pasteur », terme aux
connotations bibliques (parabole du bon pasteur dans
le Nouveau Testament) s’applique ici ironiquement
au personnage. Le mot « salaire » (v. 17) désignant les
prières les désacralisent (le curé rembourse en prières le
prix payé pour l’enterrement, et la formule « on vous en
donnera », v. 16, est une manière triviale de considérer
les prières). Pour lui, le mort est un « trésor », on
relèvera à ce propos l’humour noir de la rime (« mort »/
« trésor », v. 18-19) ; de même, le verbe « couvait » est
imagé et insiste sur les précautions du curé qui sait qu’il
tient un bon filon : le mort était riche, comme le prouve
sa présence dans un carrosse. La périphrase « Messire
Jean Chouart » (v. 1, empreinte de faux respect est
très ironique par le contraste entre le titre de « Messire »
traditionnellement accordé aux gens d’église et le nom
propre aux connotations ouvertement sexuelles.
Le fabuliste démasque les pensées secrètes du pasteur
(« semblait lui dire », v. 20) en imaginant ses véritables
préoccupations, bien profanes pour un homme d’église :
tout en priant, il songe à l’argent qu’il va en retirer, puis
à l’usage épicurien qu’il va en faire (« une feuillette
du meilleur vin », v. 24-25). Satire traditionnelle de
l’homme d’église, attaché aux biens terrestres, amateur
de bonne chère… et de filles, comme le montrent les
vers 26 à 29 : progressivement les pensées du prêtre
s’égarent, l’argent de l’enterrement servira à acheter
des jupons à sa femme de chambre. Cette pensée
érotique sera pour lui la dernière, La Fontaine faisant
ironiquement mourir l’homme de Dieu sur « cette
agréable pensée » (v. 24), en décalage complet avec la
situation et le rôle qui devrait être le sien.
. Une chute soudaine ajoute au charme du récit
et renforce sa visée morale. Cette soudaineté est marquée
par le passage au présent, le hiatus disgracieux qui
suggère la collision (« un heurt », v. 30), la succession
rapide des événements (« heurt » qui renverse le « char »,
v. 30, « choc », v. 32, du cercueil qui « entraîne », v. 33,
la mort du curé), les verbes de mouvement (4 en 6
vers). Le rythme concourt à cet effet d’accélération :
octosyllabes brefs (30, 31, 34, 35), enjambement des
vers 31, 32. On note de plus les allitérations imitatives
du vers 32 avec la répétition du [k] qui suggère le choc,
du vers 33 avec la lourdeur des trois "p"
`La Fontaine, Fables,
« La Laitière et le Pot au lait »
La Fontaine,
« Le Curé et le Mort
Les deux fables
Les points communs sont les suivants :
– deux fables qui multiplient les effets d’écho,
parallélismes et oppositions : marche de la laitière/
marche du mort (« s’en allait tristement »), vêtements
de Perrette/vêtements du mort, chute de la jeune
paysanne/chute du curé et du mort, monologue de
Perrette/monologue du curé, cotillon de la laitière qui
marque le début de la rêverie/cotillon qui clôt celle du
curé ;
– deux situations similaires : deux personnages en
mouvement, cheminant sur la route de la vie, qui
vaquent à leurs affaires ordinaires (un marché et
un enterrement), et se mettent à rêver ; deux héros
trop pressés sans doute et qui se prennent aux jeux
de l’imagination. Dans les deux cas, on assiste au
déroulement d’une rêverie qui, progressivement,
s’éloigne du réel : du lait à la vache et au veau pour
l’une, de l’argent au cotillon pour l’autre ;
– un dénouement comparable : tous deux sont ramenés
brutalement à la réalité. Si la laitière est personnellement
responsable de sa chute, le curé est victime d’un imprévu
qui met fin à sa rêverie.
Toutefois, d’une fable à l’autre, la tonalité se fait
plus grave : Perrette n’encourt que le châtiment de son
mari, le curé trouve la mort, soulignant la vanité de nos
songes. La vie est pleine d’aléas, de caprices, changeante,
instable et rend tout calcul, toute entreprise aléatoire.
La morale de la première fable
élargit le propos en lui conférant une dimension universelle : « quel esprit ? »
(v. 30), « qui ? » (v. 31) ; toutes les conditions (« tous »,
v. 32, « chacun », v. 34, « nous », v. 36) sont concernées : les
conquérants comme Pyrrhus et Picrochole, illustrations
historiques pour le premier, littéraire pour le second, des
rêves les plus fous de domination, l’humble laitière ou
encore le curé, représentants de l’humanité commune.
La fable a valeur d’exemplum. Le fabuliste s’inclut
dans ce travers humain (reprise insistante du « je »), luimême
cède aux délices du songe, car « il n’est rien de plus
doux » (v. 34) et la rêverie console de la vie. Il se moque
de lui-même à la faveur d’une gradation amusante (v. 38
à 41), s’imaginant en monarque élu (« on m’élit ») et
aimé (« mon peuple m’aime »), devenant le souverain
de plusieurs états au vers 41 (hyperbole humoristique).
Le diptyque illustre deux modalités de l’imagination :
la laitière rêve d’enrichissement, le prêtre nourrit une
rêverie épicurienne.
Séquence bac " la réécriture"
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Date de dernière mise à jour : 16/11/2022
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