Commentaire linéaire: Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, Les adieux du vieux Tahitien-L’éloge de la société tahitienne

Comment Diderot fait il le réquisitoire contre l’Europe, faisant ainsi l’éloge des tahitiens par le biais d’un discours s’inscrivant donc dans l’esprit des Lumières?

Diderot

Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, “ Les adieux du vieux Tahitien “, 1796

 

 

A  consulter, la littérature d'idées

 

Il était père d'une famille nombreuse. A l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux,sans marquer ni étonnement,ni frayeur,ni curiosité.Ils abordèrent; il leur tourna le dos, se retira dans sa cabane.Son silence son souci ne décelait que trop sa pensée: il gémissait en lui même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et dit : "Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ci soit de l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voulez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. Tahitiens ! mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous eu donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent." Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir.

Dans ce texte, un vieux tahitien est mis en scène durant son apostrophe à Bougainville.

Comment Diderot fait il le réquisitoire contre l’Europe, faisant ainsi l’éloge des tahitiens par le biais d’un discours s’inscrivant donc dans l’esprit des Lumières?

Nous verrons dans un premier temps comment le vieux tahitien, porte parole de Diderot, annonce l’arrivée d’ une apocalypse avant de nous attaquer au réquisitoire que ce dernier fait contre l' intrusion des Européens, leurs vices, leur corruption et la décadence de leur civilisation. Enfin cela nous permettra de montrer l’éloge de la société tahitienne érigée en modèle utopique selon Diderot.

Mouvement 1 : L’annonce d’une apocalypse (l.1-l15)

1. voix d’un vieillard ? : ➔ Associé à la sagesse , liée à l’expérience ➔ Hors des jeux de pouvoir ( le vieillard est le plus libre de dire ce qu’il pense directement) ➔ Hors des jeux de comédies de protocole et de "bienséance" vis-à vis de la hiérarchie sociale ➔ Plus grande lucidité et moins facilement "influençable" que les + jeunes (facilement “bernés” par des accessoires et objets de pacotille). ➔ l’utilisation de l’impératif : mode de l’ordre, de l’injonction, de la prière renforce la stature du vieillard.

2. Le VT (vieux tahitien) s’adresse à ses congénères à travers l’apostrophe : “Tahitiens”. (L.10)

3. Il le fait sur un ton tragique “Pleurez, malheureux Tahitiens! Pleurez”, servie par la reprise anaphorique du verbe pleurer. (L.10)

4. Le VT adopte une voix prophétique/ visionnaire qui met en garde et annonce la catastrophe à venir : ➔ L’annonce d’une apocalypse (destruction; revirement; basculement compter du monde) servie par le champ lexical de l’apocalypse : "enchaîner"; “égorger”; "assujettir" “ calamité”. ➔ Emploi répété du Futur Simple de l’indicatif ( mode du réel) est utilisé : VT certain de ce qu’il dit et ce qui va se passer : “ils reviendront” “servirez”. (L. 12-15) ➔ exclamatives ➔ anaphore : “un jour”

5. périphrase pour désigner l’arc et l’épée des Européens : ➔ référence au bois et au fer qui représente symboliquement la domination par la violence. -> Âge de fer(qui représenterait les Européens) en opposition avec l'âge d'or ( c'était le temps de l'innocence, de la justice, de l'abondance et du bonheur, qui représenterait les Tahitiens).

6. rythme ternaire à 3 temps étayé à la gradation ascendante : “vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir “ met en relief le déséquilibre créé par l’arrivée des européens → changement des coutumes tahitiennes . 7. “vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices “ : annonce la prochaine transformation culturelle, la contamination par la pensée de vices , l’hybridation culturelle . (L. 15)

8. rythme ternaire : “aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux “ } déséquilibre renforcé par l’anaphore “aussi “ (L. 16)

9. La fréquence des pronoms personnels de la première personne renforce la véhémence (violence) du ton et par conséquent nous indique la présence du registre polémique. Ce pronom personnel permet aussi de montrer la distance entre le VT et les “autres” tahitiens → Il ne pense pas comme eux et ne verra pas la catastrophe à venir

10. Le pathétique de cette annonce est renforcé par la proximité du VT avec la mort.

11. conseil : de ne pas les laisser partir et de tuer les européens pour mettre fin à la colonisation de Tahiti. S’ils les aimaient , il n'y aurait pas eu les premiers écrits de Bougainville. VT ne donne pas ce conseil car ne veut pas prendre l'innocence des Tahitiens + respectueux de la vie humaine + refuse d'utiliser la violence contre colonisateurs : n’est pas aveuglé par la haine.

Mouvement 2 : un véritable réquisitoire à l’encontre de la civilisation européenne : l.16 à 36

1. le destinataire du VT change il s’agit maintenant de Bougainville “Et toi” = considéré comme étant le représentant des européens. (L. 22)

2. Cette apostrophe vise à dénoncer le matérialisme propre aux européens, elle est servie par la périphrase de “chef des brigands” => péjoratif = signifie : bandit, malfaiteur, voleur. (L. 22)

3. "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive" => allitérations agressives en [t] et en [r] pour parler des colons. (L. 22) + opposition entre “ton” et “notre”.

4. Le VT porte un jugement péjoratif sur la civilisation européenne et leur comportement :

➔ l’individualisme : Bougainville de s’exprime qu'avec des adjectifs et pronoms personnels qui révèlent du singulier. (vs altruisme)

source de vices (vs innocence) : “nous somme innocent” [...] “et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère “ (L. 24)

➔ source de malheur( vs bonheur Tahitien) “tu ne peux que nuire à notre bonheur" (L. 24)

➔ Européens sont décrits comme accordant une grande importance à la propriété “ distinction du tien et du mien “ (vs partage)

➔ critique la monogamie liée à la conception à la fois chrétienne et bourgeoise de la famille chez les EURO. La question de la sexualité qui était un élément socialement stabilisateur chez les tahitiens devient avec l'arrivée des européens déséquilibre social et un élément d’érosion sociale. Ce rapport de possession a créé un déséquilibre social qui a engendré violence et jalousie : « tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues » , « elles sont devenues folles dans tes bras »« vous vous êtes égorgées pour elles » et animalisation “tu es devenu féroce entre les leurs”. + “Elle ont commencé à se haïr “ (L. 28-31)

➔ dénonciation brutalité européen qui est renforcée par une gradation ascendante au sein du champ lexical de la violence : “fureur”; “féroce” et “féroce”+ appuyé par une allitération en (f) qui fait allusion a la folie .

5-L’antithèse entre liberté et esclavage est mise en évidence tout au long des adieux du vieillard dans : “Nous sommes libres; et voila que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage”. (L. 33)

6. Le rejet de la  supériorité des européens passant est renforcé par la double négation totale de toute forme de supériorité qui sous entend que Bougainville n’est qu’un homme, qui n’a pas de statut particulier qui lui donnerait le droit d’asservir des peuples : Tu n’est ni un dieu, ni un démon”. + Statut pas clair ni un sauveur ni un démon

7. Le VT s’adresse à Orou comme étant un témoin oculaire. En convoquant Orou dans son argumentation le VT à recours à un argument d’autorité (un argument qui se fonde sur le poids intellectuel d’une référence en la matière) ici, le seul tahitien qui comprend la langue des européens Orou.

8. contraste entre “ Ce pays est à nous” VS vol d’une “de tes méprisables bagatelles” → Vol de toute une contrée VS bijoux, verres précieux

9. raisonnement par l’absurde VT qui crée un renversement de situation: l’esclave devient colons/ les colons devient esclave. -> effet recherché, amener Bougainville à un travail d'identification à la souffrance de l’esclave pour une véritable catharsis (Aristote dans son œuvre la Poétique il définit la catharsis comme étant la purgation des âmes et des instincts noirs).

10. Aspect de supériorité de la Liberté par rapport à la mort. } la Liberté comme bien suprême. On relève une gradation vers l’idée de mort possible pour cet état : “ défendre sa liberté et mourir “

11. : “le Tahitien est ton frère” autre argument contre le colonialisme: l’unité du genre humain, unigenitus. (L. 48)

12. : La fréquence des pronoms personnels 2ème personne renforce la véhémence (violence) du ton et par conséquent le registre polémique. => procès mis en place par le VT

Mouvement 3 : L'Éloge de la société tahitienne.

1- La série de questions rhétoriques visent à mettre en valeur des évidences. Elles n'attendent pas de réponse. C'est donc un véritable outil de persuasion.

2. Sens du partage/ communauté: renforcé d’abord par l’utilisation systématique du “nous” et ses avatars à valeur inclusive.

3. Métaphore filée de la mère nourricière de tous les peuples : gradation de cette idée avec « Nous avons respecté notre image en toi » qui réunit “nous” et “toi “ dans un "autre" qui désigne l’humanité” + montre société tahitienne est basée sur des valeurs fondamentales :La tolérance (L. 54)

4. VT parle des mœurs des Tahitiens. Il montre qu'elles sont meilleures que celles des Européens grâce à la répétition et à la comparaison : « plus sages et plus honnêtes que les tiennes » (L. 55)

5. Alors que les européens se persuadent de leur supériorité et pensent apporter leurs « lumières » aux tahitiens (« Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. » ), le discours structuré du vieillard, sa tolérance, son analyse et son ouverture d’esprit contredisent la prétendue ignorance des tahitiens. → Mise en abîme des “Lumières” (=un philosophe des lumières critique le concept des Lumières)

6. Tout ce dont ils ont besoin, les tahitiens le trouvent dans la nature.Ainsi, ils ne manquent de rien, ce qui est renforcé par l’hyperbole « Tout » (« Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons» ).

7. L’absence de superflus est important «tout ce qui est nécessaire et bon nous le possédons » (L. 58)

8. Structure binaire des phrases qui suggère la facilité avec laquelle ils subviennent à leurs besoins : « Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir »(L. 61).Les tahitiens vivent selon une morale épicurienne qui consiste à borner ses ambitions ou ses désirs pour atteindre le bonheur dans une vie simple. Leur existence et leurs désirs sont limités aux besoins immédiats : « faim », «froid »

Enfin, Diderot à travers son texte fait un véritable requisitoire contre les européens dénonçant leur l'ethnocentrisme, leur corruption, leurs vices, la décadence de leurs civilisation et l’esclavage passant par l’exploitation du regard étranger. A travers ce blâme, la société tahitienne semble paradisiaque en raison de sa société qui repose sur les principes de sobriété, de frugalité,d' hospitalité, de partage, d' harmonie avec la nature et de bonheur.Son argumentation s’organise sous la forme d’un discours au carrefour des genres littéraires.

Nous avons dans ce même sens Les lettres persanes de Montesquieu, qui lui aussi au même siècle, exploite le thème du regard étranger afin de dénoncer l’eurocentrisme

Date de dernière mise à jour : 21/11/2022

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