Rabelais, Gargantua, commentaire linéaire ch 15, Eudémon. Eloge de l'éducation humaniste
Le soir, au souper, ledit Des Marais fit venir un de ses jeunes pages, originaire de Villegongis, nommé Eudémon, si bien coiffé, tiré à quatre épingles, pomponné, si digne en son attitude, qu’il ressemblait bien plus à un petit angelot qu’à un homme. Puis il dit à Grandgousier :
« Voyez-vous ce jeune enfant ? Il n’a pas encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, la différence qu’il y a entre la science de vos ahuris de néantologues du temps jadis et celle des jeunes gens d’aujourd’hui. »
La proposition agréa à Grandgousier, qui demanda que le page fît son exposé. Alors, Eudémon, demandant la permission du vice-roi son maître, se leva, le bonnet au poing, le visage ouvert, la bouche vermeille, le regard ferme et les yeux posés sur Gargantua avec une modestie juvénile. Il commença à le louer et à exalter en premier lieu sa vertu et ses bonnes moeurs, en second lieu son savoir, en troisième lieu sa noblesse, en quatrième lieu sa beauté physique et en cinquième lieu il l’exhortait avec douceur à vénérer, en lui obéissant en tout, son père, qui prenait un tel soin de lui faire donner une bonne instruction. Il le priait enfin de vouloir bien le garder comme le dernier de ses serviteurs, car pour l’heure, il ne demandait nul autre don des cieux que de recevoir la grâce de lui complaire par quelque service qui lui fût agréable. Toute cette déclaration fut prononcée par lui avec des gestes si appropriés, une élocution si distincte, une voix si pleine d’éloquence, un langage si fleuri, et en un si bon latin qu’il ressemblait plus à un Gracchus, à un Cicéron ou à un Paul-Emile du temps passé qu’à un jeune homme de ce siècle.
Tout autre fut la contenance de Gargantua, qui se mit à pleurer comme une vache et se cachait le visage avec son bonnet, et il ne fut pas possible de tirer de lui une parole, pas plus qu’un pet d’un âne mort.
A savoir :
**** Un page est un jeune noble placé auprès d'un seigneur pour apprendre le métier des armes (du combat)
**** Eudémon est un nom dérivé du grec ancien, il signifie, heureux, "doué".
Problématique Comment Rabelais fait-il dans ce passage l'éloge de l'éducation humaniste et la critique de l'éducation médiévale scolastique?
Rabelais est un auteur humaniste de la première moitié du XVIe. En 1534, il publie son deuxième roman intitulé Gargantua qui met en scène un géant à l'appétit sans limite. Le projet de Rabelais est de transmettre l'idéal de l'éducation humaniste. L'un des principaux thèmes de ce roman est l'éducation. Le roi Grand gousier a d'abord confié l'éducation à son fils Gargantua à des précepteurs sophistes qui ont appliqué les méthodes scolastiques médiévales. Au chapitre XV, une confrontation entre Gargantua et un jeune page de 12 ans nommé Eudémon qui a été éduqué selon les principes humanistes permet de comparer les résultats des deux modes d'éducation.
Problématique
Comment Rabelais fait-il dans ce passage l'éloge de l'éducation humaniste et la critique de l'éducation médiévale scolastique?
Mouvements
Mouvement 1
La présentation physique d'Eudémon et les circonstances de la confrontation
Mouvement 2
L'éloge de Gargantua présenté par Eudémon
Mouvement 3
Eloge d'Eudémon par Rabelais
Mouvement 4
Satire de l'éducation médiévale
Mouvement 1 La présentation physique d'Eudémon et les circonstances de la confrontation
Mouvement 1
La présentation physique d'Eudémon et les circonstances de la confrontation
L'action se déroule le soir lors du dîner. L'exposition du cadre temporel se complète d'un récit à visée illustrative. L'aristocrate De Marais présente un de ses sages.
Il y a une insistance sur sa jeunesse avec le champ lexical, "jeune", "angelot", "pas encore 12 ans", ce qui contraste avec Gargantua qui est plus âgé et moins doué.
Le page est un jeune garçon noble attaché au service d'un seigneur pour servir d'exemple et apparendre son rôle dans la société seigneuriale.
La deuxième phrase est une longue énumération qui valorise son apparence physique, posture élégante, distinguée, par opposition à Gargantua qui se coiffe avec ses doigts. La comparaison "il ressemblait bien plus à un angelot qu'un homme", est méliorative, valorisante pour Eudémon.
" si bien coiffé, tiré à quatre épingles, pomponné, si digne en son attitude, qu’il ressemblait bien plus à un petit angelot qu’à un homme"
Vient ensuite la proposition de dispute rhétorique "voyez-vous ce jeune enfant?", notons l'emploi du discours direct.
De Marais propose un défi, toujours insistant sur la jeunesse "pas encore 12 ans", ce qui soulève l'admiration des convives.
Le but de la dispute est de comparer les deux éducations.
Ceux éduqués par les anciens et ceux éduqués par Pornocrates, les jeunes gens de maintenant.
"la science de vos ahuris de néantologues du temps jadis et celle des jeunes gens d’aujourd’hui.»
Notons que le terme "ahuris" s'oppose à tout bon sens et dénigre les compétences des enseignés tandis qu'il y a une valorisation des savoirs actuels, des nouvelles méthodes
Mouvement 2 L'éloge de Gargantua présenté par Eudémon
Mouvement 2
L'éloge de Gargantua présenté par Eudémon
Le mouvement s'ouvre sur le connecteur "Alors", cela crée un horizon d'attente. L'énumération insiste sur le respect et la reconnaissance d'Eudémon pour ses interlocuteurs.
"le bonnet au poing, le visage ouvert, la bouche vermeille, le regard ferme et les yeux posés "
On remarque un parallélisme de construction avec des adjectifs qualificatifs mélioratifs. Cette accumulation permet d'énumérer les qualités physiques, morales d'Eudémon, on a un groupe nominal avec le nom qui désigne une partie du corps d'Eudémon et un adjectif qualificatif mélioratif "ouvert", "vermeille", "ferme", "posés".
Le champ lexical du physique souligne sa manière d'être, sa beauté valorisée. La posture est caractérisée par l'expression "bien droit". L'adverbe mélioratif "bien" vient appuyer l'adjectif "droit" pour dire la manière d'être d'Eudémon face à ses interlocuteurs.
Rabelais utilise le parallélisme pour montrer le charisme, le sérieux d'Eudémon, sa politesse, son équilibre moral.
Les connecteurs logiques, "premier lieu", "deuxième lieu", troisième lieu", "quatrième lieu", "enfin", servent à représenter un ordre logique et montrent que le discours est rationnel, construit, l'esprit est ordonné. Le connecteur "enfin" permet de clôturer les propos.
Mouvement 3 Eloge d'Eudémon par Rabelais
Mouvement 3
Eloge d'Eudémon par Rabelais
Parallélisme et énumération d'adjectifs qualificatifs mélioratifs avec la répétition de l'adverbe d'intensité "si" qui permettent de valoriser la perfection d'Eudémon :
"une élocution si distincte, une voix si pleine d’éloquence, un langage si fleuri, et en un si bon latin "
La comparaison laudative,
"il ressemblait plus à un Gracchus, à un Cicéron ou à un Paul-Emile du temps passé qu’à un jeune homme de ce siècle."
permet de comparer Eudémon aux grands orateurs, elle met en valeur la culture antique du jeune homme. Il est billant, logique et cette référence à l'antiquité romaine montre qu'il est le fruit d'une éducation humaniste dont il est reflet. L'antiquité est prise pour modèle, elle prend pour repère la maîtrise des pouvoirs de la parole, il a la capacité de développer un discours structuré, logique, cohérent bien stylisé grâce à la maîtrise de l'art rhétorique. Il est donc à travers les qualités de son discours le fruit d'une éducation humaniste avec comme modèle les bases de l'antiquité.
Il maîtrise ce qu'Aristote dans La Rhétorique et Cicéron dans le De Oratore appellent les cinq étapes de la stratégie de l'orateur. En effet, le discours d'Eudémon est riche en idées permettant de faire l'éloge de son interlocuteur. On voit donc qu'il maîtrise la première étape de la stratégie de l'orateur qui est celle de trouver des idées adéquates visant à séduire et à convaincre l'interlocuteur.
- Inventio (inventer)
- Dispositio (organiser les idées)
- L'elocutio (elle apparaît par les figures de style, les parallélismes, les adjectifs mélioratifs), elle donne une forme stylisée aux idées.
- Memoria : mémoriser le discours de mémoire
- L'actio : sa manière droite, sa posture charismatique lui permettent de théâtraliser le discours.
Il a donc les 5 étapes de la stratégie de l'orateur.
Mouvement 4 Satire de l'éducation médiévale
Mouvement 4
Satire de l'éducation médiévale
Antithèse absolue de l'éloge d'Eudémon. Gargantua montre que son éducation est limitée.
Mise en scène burlesque de Gargantua
"mais", connecteur logique qui souligne l'antithèse entre Eudémon et Gargantua, c'est une scène comique par la comparaison avec la vache. La tonalité burlesque, satirique rabaisse Gargantua et démontre les limites de l'éducation médiévale, traditionnelle et conservatrice.
Dans le texte, Gargantua est plus proche de l'animal que de l'humain pour montrer qu'il n'a pas reçu d'éducation humaniste et l'autre comparaison est plus redoutable car ses capacités de communication sont comparées aux pets d'un âne mort.
La tonalité burlesque humilie Gargantua et son éducation médiévale car il est incapable de s'exprimer, le lexique de l'animalité à travers la vache et l'âne donne une présentation animalière de Gargantua.
La négation "ne pas", locution adverbiale, négation totale, souligne les limites de l'éducation qui ne s'appuie pas sur l'éloquence, le dialogue, la maïeutique. Alors qu'Eudémon se tenait bien droit le visage découvert et le bonnet à la main, Gargantua se cache le visage avec son bonnet et manifeste une manière d'être déséquilibrée et d'absence de maîtrise de soi.
On voit donc que Gargantua, fruit d'une éducation médiévale est l'antithèse de l'idéal pédagogique humaniste incarné par Eudémon
Conclusion
Au terme de cette analyse, on comprend que l'auteur parvient à faire l'éloge de l'éducation humaniste à travers la mise en scène méliorative d'Eudémon qui incarne l'idéal humaniste à la Renaissance : l'évocation de Gargantua en contrepoint révèle par un effet de contraste les mérites de l'éducation humaniste et les limites de l'éducation médiévale et traditionnelle. Rabelais souligne l'incompétence de Gargantua grâce à la tonalité burlesque qui permet de ridiculiser l'éducation traditionnelle.
Ouverture
On peut rapprocher ce texte du Livre l, chapitre XXVI, « Sur l'éducation des enfants " de Montaigne.
Littérature d'idées. Rabelais, Gargantua
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Date de dernière mise à jour : 25/02/2024
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