Kant 1

La Critique de la raison pratique, Kant. La morale et le bonheur. Commentaire philosophique.

Commentaire philosophique

Un commandement ordonnant à chacun de chercher à se rendre heureux serait une sottise; car on n’ordonne jamais à quelqu'un ce qu'il veut déjà inévitablement de lui-même. Il faudrait que lui ordonner les lignes de conduite, ou plutôt les lui proposer, parce qu'il ne peut pas tout ce qu'il veut. Au contraire, ordonner la moralité sous le nom de devoir est tout à fait raisonnable, car tout le monde ne consent pas volontiers à obéir à ses préceptes, quand elle est en conflit avec des inclinations; et, quant aux mesures à prendre sur les façons dont on peut obéir à cette loi, on n'a pas à les enseigner ici, car ce qu'un homme veut à cet égard, il le peut aussi.
Celui qui a perdu au jeu peut bien s'en vouloir à lui même ainsi qu'en vouloir à son imprudence, mais, s'il a conscience d'avoir triché (encore qu'il ait ainsi gagné), il doit se mépriser lui même nécessairement dès qu'il se compare avec la loi morale. Il faut donc bien que celle-ci soit autre chose que le principe du bonheur personnel. Car, être contraint de se dire soi même "Je suis un misérable, bien que j'aie rempli ma bourse", exige un autre critère de jugement que s'il s'agissait de s'approuver soi-même et de se dire : "Je suis un homme prudent, car j'ai enrichi ma caisse".

Kant, Critique de la raison pratique

la recherche du bonheur est-elle d’ordre moral ? Y-a-t-il un sens à parler d’un devoir de bonheur ? Faut-il, au contraire, que la moralité soit dissociée de la recherche du bonheur et pourquoi ?

Ce texte d’E. Kant a pour thème la relation entre bonheur et moralité. Plus exactement, il s’agit de comparer la recherche du bonheur à la notion de devoir moral en prenant pour critère les principes ou les normes de l’action. L’auteur en arrive ainsi à poser sa thèse selon laquelle le bonheur et la moralité s’opposent du point de vue des principes de l’action, et que donc la recherche du bonheur n’est pas de nature essentiellement morale. Le problème se pose donc de savoir pourquoi le bonheur et la moralité doivent être dissociés : la recherche du bonheur est-elle d’ordre moral ? Y-a-t-il un sens à parler d’un devoir de bonheur ? Faut-il, au contraire, que la moralité soit dissociée de la recherche du bonheur et pourquoi ?

Pour répondre à ce problème, le texte articule deux moments argumentatifs qui se répondent symétriquement : De la ligne 1 à 7, Kant commence par comparer le bonheur et la moralité du point de vue du commandement et en déduit sa thèse selon laquelle seule la moralité, contrairement au bonheur, est de l’ordre d’un devoir. Puis, de la ligne 7 à 13, l’auteur illustre sa thèse et, plus globalement, l’ensemble du raisonnement précédent, en prenant l’exemple du jeu d’argent, où il peut arriver que la recherche du gain (et donc du bonheur) passe par l’immoralité, ce qui confirme la thèse de l’opposition fondamentale entre moralité et bonheur.

Ce premier moment pose la thèse de l’opposition entre moralité et bonheur du point de vue des principes. Pour cela, Kant commence par une sorte de raisonnement par l’absurde partant de l’idée de « commandement » (ligne 1). En effet, l’idée de commander aux hommes de se rendre heureux semble « stupide » (ligne 2) puisque tous les hommes recherchent le bonheur. L’idée d’un devoir de se rendre heureux apparaît donc quasiment comme un non-sens car « on ne commande jamais à quelqu’un ce qu’infailliblement il veut déjà lui-même » (ligne 2). Dans cette optique, le bonheur est tellement désiré ou voulu qu’il ne peut pas être considéré comme un devoir : on n’oblige pas quelqu’un à faire ce qu’il fait déjà spontanément ou naturellement. On peut donc en déduire que l’idée d’un devoir n’a de sens que s’il commande ce que l’on ne désire pas naturellement ou spontanément. Certes, le commandement d’atteindre le bonheur peut avoir une signification, mais c’est dans le sens « d’ordonner les mesures à prendre » (ligne 3), autrement dit conseiller ou proposer les moyens d’y parvenir. Par conséquent, ordonner signifie ici donner des règles de prudence (maximes, méthodes, etc.) en vue du bonheur. Ce cas rejoint d’ailleurs la sagesse antique qui visant à rendre l’homme heureux en l’invitant, par exemple, à « vivre en conformité avec la nature » (Épicure). Kant fait ainsi ressortir une contradiction entre le bonheur et la moralité en montrant que si l’idée de commandement est stupide à propos du bonheur, elle est au contraire « tout à fait raisonnable » (ligne 5) lorsqu’il s’applique à la moralité. C’est parce que le « devoir » (ligne 4) est moral qu’il est très sensé d’en faire un commandement. En effet, on peut supposer que le bonheur est encore de l’ordre des « inclinations » (ligne 6) au sens où tous les hommes ont un tel penchant naturel au bonheur. D’où l’idée que le devoir moral puisse aller jusqu’à entrer « en conflit » (ligne 5) avec l’inclination au bonheur comme Kant le démontrera dans la deuxième partie. Reste que la mise en opposition du bonheur et de la moralité va plus loin, dans la mesure où Kant la justifie non seulement par le commandement mais aussi par l’enseignement. Alors que « les mesures à prendre » en vue du bonheur peuvent s’enseigner par des conseils ou des règles pratiques (l’épicurisme par exemple), la loi morale, en revanche, ne s’enseigne pas au sens où elle dépend uniquement de sa propre volonté. Pour justifier ce point capital, Kant met en perspective deux cas où la volonté humaine intervient : d’une part celui où l’homme « ne peut pas tout ce qu’il veut » (lignes 3-4) et, d’autre part, celui où « ce que, à cet égard, quelqu’un veut, il le peut aussi » (ligne 7). Dans le premier cas, l’écart entre le pouvoir et le vouloir conduit l’homme à rechercher les moyens de se rendre capable d’atteindre le bonheur. Mais il en va tout autrement du devoir moral où il suffit à l’homme de vouloir pour pouvoir au sens où obéir à la loi morale se présente comme un impératif absolu qui ne prend pas en compte les conséquences (bonnes ou mauvaises) pouvant découler de l’obéissance au devoir : l’obligation morale se présente donc comme une loi interne qui m’oblige à agir (ne pas mentir, ne pas tricher, etc.). En ce sens, le devoir moral n’est pas acquis ou enseignable puisqu’il est interne et dépend essentiellement en tout homme de sa conscience morale : personne ne peut m’apprendre à suivre ou écouter la voix de ma conscience. La moralité n’est donc pas tant une question de capacité ou de pouvoir que de volonté ou d’intention. En sorte que la morale selon Kant ne concerne que l’intention (agir par devoir) qui préside à l’action et non pas la conséquence de nos actions (être heureux ou non). En termes plus conceptuels, on peut dire que la morale kantienne est déontologique et non pas téléologique au sens où c’est le devoir (deon) qui prime sur les fins (telos). À plus forte raison, le bonheur s’inscrit justement dans la perspective des fins de l’homme et ne peut donc, aux yeux de Kant, appartenir au domaine de la moralité. Après avoir posé sa thèse de la dissociation entre bonheur et moralité, Kant va s’efforcer dans un second moment d’en tirer les conséquences en prenant l’exemple du jeu d’argent.

 En vue de mieux saisir la portée de sa thèse, Kant concentre l’analyse du second moment sur l’exemple du jeu d’argent où l’on va retrouver symétriquement les deux optiques précédentes sur le commandement : ou bien commander renvoie aux « mesures à prendre » en vue du bonheur, ou bien commander se confond avec l’obéissance au devoir moral. Toute l’analyse consiste, comme on va le voir, à adopter une perspective normative sur le raisonnement précédent. L’exemple part du jugement que peut porter un homme sur lui-même dès lors que celui-ci perd ou gagne à un jeu d’argent. Se dessinent alors deux perspectives : la première consiste à perdre et se « fâcher » (ligne 8) contre soi-même à cause de son « manque de prudence » (ligne 8), c’est-à-dire, au sens précédent, regretter de ne pas avoir suivi les règles qu’il fallait pour gagner. Rien de moral dans ce jugement porté sur soi-même puisqu’il consiste uniquement à s’en vouloir de ne pas avoir été assez prudent ou performant. Tout à l’inverse, la seconde perspective consiste à gagner tout en ayant « triché » (ligne 8) et Kant ajoute qu’« il faut » (lignes 9-10), dans ce cas précis, se mépriser moralement. Où l’on voit qu’ici le devoir moral ne signifie aucunement suivre des règles de prudence, ni même adopter la bonne stratégie (moyen/fin) mais uniquement ne pas tricher. Par voie de conséquence, Kant en déduit que la loi morale ne peut se confondre avec « le principe du bonheur personnel » (lignes 10-11). D’ailleurs, le tricheur peut aussi bien être heureux personnellement (d’avoir gagné beaucoup d’argent) et se sentir coupable moralement d’avoir triché (aux yeux de la loi morale). Ce qui confirme la thèse selon laquelle on ne peut assimiler la recherche du bonheur à un devoir moral

Enfin, pour mettre en évidence cette contradiction entre moralité et bonheur, Kant formule à la première personne ce qu’un tricheur peut se dire à lui-même après avoir triché (pour gagner) : d’une part « je suis un être indigne, bien que j’aie rempli ma bourse » (lignes 11-12) et, d’autre part, « je suis un homme prudent, car j’ai enrichi ma caisse » (lignes 13). Le philosophe allemand en tire la conséquence que ces deux jugements, même s’ils semblent en apparence compatibles, ne peuvent pas reposer sur la même « norme du jugement » (ligne 12). La norme du bonheur concerne ici le fait de devoir trouver le moyen, même immoral (tous les moyens sont bons !), de gagner tandis que la norme morale consiste, quant à elle, à se rendre digne (non méprisable) en s’interdisant notamment de tricher (quitte à perdre !). Aussi ces deux principes répondent-ils symétriquement aux deux formes de commandement analysées dans le premier moment ; le premier renvoyant à la moralité et le second à la prudence, la prudence du tricheur pouvant aller, dans cet exemple, jusqu’à désobéir à la loi morale pour se rendre heureux.

Le problème était de savoir en quoi la recherche du bonheur et le devoir moral s’opposaient du point de vue des principes. Kant a d’abord montré que parler d’un devoir moral de se rendre heureux n’a pas de sens dans la mesure où l’homme qui recherche le bonheur n’obéit pas tant à un devoir moral qu’à une simple règle en vue d’atteindre le bonheur (prudence). Au contraire, le devoir moral commande à l’homme ce qu’il doit faire indépendamment des circonstances et donc de l’attente du bonheur qui pourrait en découler. On peut en conclure que, contrairement à toutes les philosophies anciennes comme l’épicurisme ou le socratisme, la recherche du bonheur se trouve exclue par Kant du domaine de la moralité. Le sage sait se rendre heureux mais il n’est qu’un homme prudent et non pas un homme moral. Sa sagesse, aussi parfaite soit-elle, ne nous dit donc encore rien sur sa moralité qui, elle, consiste selon Kant à agir par devoir (la loi morale) et, par suite, se rendre digne d’être heureux - quel que soit par ailleurs le but ou le bonheur escompté.

Philosophie - méthode et repérage

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