Etude linéaire, le Crapaud, Tristan Corbière - En quoi le crapaud est-il le symbole du poète maudit?
- Le 25/02/2024
- Dans Les Cahiers de Douai, Rimbaud, parcours bac "Emancipations créatrices"- La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle
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Tristan Corbière, le poète maudit
Tristan Corbière, Les Amours Jaunes, 1873 « Le Crapaud »
Tristan Corbière, Les Amours Jaunes, 1873
« Le Crapaud »
Analyse linéaire
Tristan Corbière est un poète né en 1845, mort en 1875. Malade, tuberculeux il meurt avant ses 30 ans en n'ayant publié qu'un seul recueil, "Les Amours jaunes" paru en 1873, deux ans avant sa mort : titre ironique faisant référence au "rire grinçant et sinistre" en écho aux poésies évocatrices du laid et du poète incompris.
Verlaine le redécouvre 10 ans après sa mort et en fait le premier poème de ses Poètes Maudits.
Dans ce recueil, le poète se détourne de la tradition poétique et le titre est à mettre en lien avec les Amours de Ronsard dont il se détourne pour mieux déverser toute l'amertume de ses amours malheureuses.
Le Crapaud est un sonnet à l'envers, il commence par deux tercets et se termine par deux quatrains. Par la typographie, on voit que le poète se situe entre tradition et modernité, il critique les traditions poétiques et s'affirme contre le classicisme des alexandrins au profit des octosyllabes sans pour autant aller jusqu'aux vers libres. La poésie, déstructurée est originale par sa ponctuation. Son lyrisme et son romantisme s'émancipent vers une esthétique plus paradoxale.
Le titre du poème se confond avec la forme de la poésie à l'apparence biscornue, tel le crapaud. Le poème fait écho au poète qui l'écrit. Le crapaud, c'est le poète lui-même désigné métonymiquement.
C'est une poésie évocatrice du poète maudit dans laquelle Corbière se révèle tel un poète incompris en contradiction avec les traditions. Ainsi, ces vers sont une mise en scène vers la chute du poème, "ce crapaud-là, c'est moi".
Problématique En quoi le crapaud est-il le symbole du poète maudit?
Problématique
En quoi le crapaud est-il le symbole du poète maudit?
Mouvements
Mouvement 1
Emancipation du lyrisme. Les deux tercets
Mouvement 2
Emancipation du romantisme pour une esthétique renouvelée et paradoxale : le premier quatrain
Mouvement 3
Le poète maudit : le dernier quatrain
Le Crapaud
Un chant dans une nuit sans air…
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…
– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –
… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.
Ce soir, 20 Juillet.
Tristan Corbière - Les Amours jaunes
Mouvement 1 Emancipation du lyrisme. Les deux tercets
Mouvement 1
Emancipation du lyrisme. Les deux tercets
- Le sonnet est à l'envers, il commence par les deux tercets et termine par les deux quatrains.
- Le mètre est l'octosyllable et non l'alexandrin contre l'esthétique romantique classique.
- Les rimes sont en AAC/BBC
"air - air - ombre / if - if - ombre"
puis des rimes embrassées en ABBA
"eur - èle -aile - eur " / "oi - ière - ierre - oi "
- Le lyrisme présent dès le début du poème s'accorde à la polysémie du mot "air", "une nuit sans air..." associé à un "chant" sans musique, "sans air". Un lyrisme valorisé par la rime mais contrarié par la polysémie.
- Le cadre pourtant romantique par son chant en anaphore aux vers 1, 3 et 11 est inquiétant par le malaise qu'il suggère avec la lune en "plaque en métal", "découpures" et le thème de la mort "enterré", "l'ombre", "sous la pierre".
- Le chant est comme enterré, enfermé comme le suggère la préposition "dans", "un chant dans une nuit", et "sous", "sous le massif", les émotions du poète sont absentes.
- La végétation n'a plus rien de naturel, la couleur verte, "Les découpures du vert sombre", renvoie à une esthétique inquiétante, paradoxale et vidée des émotions du poète. Tout se disloque.
- La couleur verte évoque en outre l'animal, le crapaud du titre bien qu'on ne le voye pas encore dans la poésie.
- Dans le deuxième tercet, le chant en anaphore se poursuit dans des effets de contrastes, tout "vif", "enterré", "tout vif enterré" en enjambement. La phrase se poursuit d'un vers à l'autre.
- les points de suspension dominent en aposiopèses, la parole se perd, "– Ça se tait ". Cela souligne la discontinuité du poème.
- Les effets de surprise se multiplient. Le crapaud n'apparait pas encore mais remarquons la référence cataphorique avec les pronoms "ça" et "c'est" pour le désigner. On comprend à la fin du dernier tercet que le crapaud est "Enterré, là, sous le massif…"., "dans l’ombre…". Le massif suggère la pierre tombale et l'ombre connote la mort. On peut parler d'une esthétique liée à la mort
- Aux vers 5 et 2, les tirets peuvent être associés à un dialogue entre le poète et une femme mais les points de suspension brouillent la lecture d'un éventuel dialogue. On ne sait pas à qui parle le poète.
Mouvement 2 Emancipation du romantisme pour une esthétique renouvelée et paradoxale : le premier quatrain
Mouvement 2
Emancipation du romantisme pour une esthétique renouvelée et paradoxale : le premier quatrain
- Le premier quatrain correspond à l'apparition du crapaud. Elle est soudaine et fait basculer le sonnet inversé des tercets aux quatrains. La phrase est nominale et exclamative, "– Un crapaud! "
- Le discours est direct "Vois-le", ce qui contribue à valoriser la mise en scène sur l'apparition du crapaud en créant un effet de surprise.
- On retrouve le dialogue "pourquoi cette peur" avec l'idée d'un échange dans une situation d'énonciation encore imprécise. On sait que le poète s'apparente et se désigne en protecteur "Près de moi, ton soldat fidèle !"
- Le crapaud est présenté comme un "Rossignol de la boue..." pour une esthétique bien particulière sans lyrisme et en opposition entre l'oiseau, le "Rossignol" pour évoquer l'air, et "la boue", la terre. Le "Rossignol" a la réputation d'un oiseau chanteur agréable est ici dévalorisé par l'oxymore pour le désigner de façon péjorative.
- La peur et l'horreur que suscite l'animal sont atténuées tout d'abord car le crapaud est assimilé au poète par l'expression métaphorique "poète tondu, sans aile". Description très dévalorisante, triviale qui n'est pas sans rappeler la poésie de Baudelaire, L'Albatros et ces vers en particulier,
"Le poète est semblable à ce prince des nuées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher"
Le crapaud est encore plus démuni et amputé que l'albatros car il n'a rien de sublime, incapable d'élévation, c'est un animal condamné à rester sur terre. Le poète est ainsi ridiculisé. L'autodérision est mordante. Le portrait du poète peu flatteur, laid, ridicule, incompris, seul au point de provoquer le dégoût,
"– Horreur ! – "
- Cette image d'un animal qui inspire le rejet est valorisée par les sonorités discordantes en "R" (allitération).
"– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi"
Mouvement 3 Le poète maudit : le dernier quatrain
Mouvement 3
Le poète maudit : le dernier quatrain
- Le premier vers du dernier quatrain se poursuit en dialogue autour du crapaud, "Il chante" et son chant est par deux occurrences assimilé à un rejet et un sentiment de dégoût par la répétition "– Horreur !! – Horreur pourquoi ?"
- Des deux interlocuteurs présents dans la poésie, l'un est protecteur, l'autre s'angoisse à la vue du crapaud : cette opposition est croissante et encore accentuée par la présence du double point d'exclamation, "Horreur !! " et de l'interrogation, "Horreur pourquoi ?" . Le crapaud en victime représente en fait le poète.
- Le poète cherche la reconnaissance du l'animal en faisant appel au sens de la vue mais en vain.
"Vois-tu pas son oeil de lumière... / Non... "
La lumière est imperceptible, le poète n'est pas vu, pas compris, pas reconnu. La négation se place en début de vers, le langage est familier et la tournure grammaticale de l'interrogation est incorrecte car il manque la négation et le point d'interrogation remplacé par les points de suspension.
- La lumière est si terne qu'elle s'accorde avec la rime en "pierre" valorisée par la préposition "sous", "sous sa pierre". Il reste "froid" et le poète l'associe à une esthétique liée à la mort, sans lyrisme en sollicant le sens du toucher avec la sensation de froid. L'atmosphère est inquiétante comme le suggère la ponctuation excessive.
- Le vers final "Bonsoir - ce crapaud- là c'est moi" se détache du reste du sonnet par des points de suspension en aposiopèse. C'est la chute du poème dans une tournure emphatique "c'est moi" pour clore le texte en écho au titre. On peut parler d'un autoportrait du poète incompris. Résigné, il prend congé, "Bonsoir" et s'enferme dans sa solitude et sa vie marginale.
Conclusion
Dans cette poésie en rupture avec le lyrisme et le romantisme dont Corbière s'émancipe, l'écrivain fait figure de poète maudit, seul, rejeté, incompris. Du poète à la condition du poète, Le Crapaud représente la solitude et l'incompréhension des poètes en général dans un sonnet à l'envers avec une grande dérision.
Ouverture
Cette poésie fait écho au même constat du poète maudit que Baudelaire traduit dans sa poésie, "L'Albatros" des Fleurs du mal.
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